Edouard Louis, Talent-tueur |
Dans En finir avec Eddy Bellegueule, roman
coup-de- poing paru en 2014, Edouard Louis avait raconté la misère de la France
d’en bas, «De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux.»,
le ton était donné,
homosexuel dans
un village picard pauvre, xénophobe, homophobe, où
on ne rigole pas avec son «rôle d’homme», incapable
d’être «comme les autres», maltraité,
humilié par les siens et
son environnement, Eddy Bellegueule s’enfuit pour
naître à lui-même. Il devient Edouard Louis.
Dans cet ouvrage, il travaille sur une langue
double, celle de la vie intellectuelle et parisienne qu’il a
choisie, et celle « prolo » de son enfance. Il distille
une pensée directement inspirée du sociologue Pierre Bourdieu sur
les thèmes de l'exclusion et de la domination sociale, si vous
pouvez, lisez par exemple son ouvrage La distinction, sur la
manière dont se forment les goûts et les styles de vie, c'est
passionnant.
J'avais parlé de ce premier roman d'Edouard Louis,
vous pouvez retrouver mon post avec le #leslecturesdesouad sur mon compte instagram.
Deux ans plus tard, Histoire de la
violence, son second roman
nous place dans l'immersion d’une nuit de Noël qui
tourne mal, c'est la rencontre d'Edouard Louis avec un jeune homme
qui se termine par un viol, une tentative de meurtre, et une plainte
que le narrateur dépose au commissariat. Il poursuit sa réflexion
sur les mécanismes d’exclusion et de domination en jouant sur la
double langue qui caractérise son style.
Avec Qui a tué mon père, on sait où on
est, l'environnement social et le style littéraire sont les mêmes
que dans ses précédents opus. Si on a lu ses deux premiers livres,
on connaît le père d’Edouard Louis, du moins celui de ses romans.
On sait déjà beaucoup de choses sur lui, il est je crois en passe
de devenir aussi mythique que la mère de Marguerite Duras. «Je
n’ai pas peur de me répéter parce que ce que j’écris, ce que
je dis ne répond pas aux exigences de la littérature, mais à
celles de la nécessité et de l’urgence, à celle du feu.»
En vérité, il s’agit bien de littérature, et Edouard Louis ne
peut pas l’ignorer. Et là, pour moi ça pose problème, je vous
explique pourquoi plus bas.
Par bribes, par fragments plus ou moins développés,
Edouard Louis rassemble ce qu’il connaît de la vie de son père,
puis les moments qu'ils ont eu en commun. Il y a les souvenirs de sa
tendresse, de sa gêne (quand le fils se donne en spectacle) ou de sa
dureté. Le texte est écrit à la deuxième personne : «Tu as
changé ces dernières années. Tu es devenu quelqu’un d’autre.»
Seul le second chapitre est rédigé différemment. Il s’agit d’un
aveu : «Je n’étais pas innocent.»
Qui a tué mon père est directement
politique. «Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy,
Macron, Bertrand, Chirac. L’histoire de ta souffrance porte des
noms.» Le père d’Edouard Louis, né en 1967, semble sous sa
plume être un très vieil homme, mais il n'a que 50 ans. Un
jour, au collège, Eddy découvre l’histoire du mur de Berlin, et
pose des questions. «Tu avais déjà plus de vingt ans
quand le mur a été détruit.» Le père refuse de répondre,
s’énerve. Interprétation : «Tu avais honte parce que je te
confrontais à la culture scolaire, celle qui t’avait exclu, qui
n’avait pas voulu de toi.» C’est un des moments où je me
suis dit qu’Edouard Louis exagère à voir de la domination
partout.
Dans ses interprétations l'essence de l'individu ne semble
pas exister en dehors d'un système où tout est décidé pour lui,
conte lui, malgré lui. La liberté individuelle est quasi
inexistante et la notion de responsabilité personnelle balayée. Le
père d'Edouard Louis, pauvre, mal né, n'a eu aucun choix, aucun
pouvoir de décision, tout lui a été imposé par les différents
régimes politiques français au grès des
différentes réformes de l'enseignement, sociales, du travail, de la Sécu, de
la santé. Le père d'Edouard Louis n'est ainsi pas un père, pas un
homme, il est un corps, un magma d'atomes secoués, trimballés au
grès de reformes injustes, aux conséquences désastreuses.
Comme pour ses précédents livres, je suis
partagée, je ressens de la gêne, comme si, encore une fois, Edouard
Louis me plaçait dans une position voyeuse, alors que par exemple
Annie Ernaux (qui travaille également sur les thématiques de
domination et d'exclusion sociale) me fait ressentir avec beaucoup de
sensibilité de l'empathie, de la tendresse et offre une image à la
fois intime et distanciée de sa famille. Avec Edouard Louis j'ai
sans cesse le sentiment d'être enfermée dans une démarche
idéologique où le sujet est finalement toujours et constamment
Edouard Louis.
L'aspect politique est trop 1er degré pour prendre
une dimension littéraire forte. Ceux qui arrivent à offrir une
dimension littéraire à la politique sont rares, par exemple Jules
Vallès, Victor Hugo y arrivent très bien je trouve mais parce-que
la dimension de leur langue englobent le sujet avec empathie et non
pas narcissisme. Les pauvres ont chez eux une âme, ils ont une
pensée, une vraie stature. Ils sont.
Ce dernier texte va être adapté par Stanislas Nordey au théâtre en
2019, cela donnera sûrement quelque chose de très bien si le
metteur en scène arrive à habilement éviter ces clichés.
Je crois que je préfère lire les écrits
théoriques d'Edouard Louis, l'écouter débattre et se placer sur le
terrain de la pensée où ce qu'il défend prend une forme polémique
et dérangeante qui me semble plus que jamais nécessaire. J'aime
l'engagement d'Edouard Louis, sa verve, sa jeunesse, sa rage.Je m'y reconnais. Exploité sur le
terrain de la littérature le sujet Edouard Louis (car il
s'agit de rien d'autre que de ça) me fait ressentir une forme de
manipulation, un insidieux auto-centrage qui me laisse un sentiment
mitigé.
L'avez-vous lu ? Vous avez aimé ?
Edouard Louis, Qui a tué mon père.
Editions du Seuil